Popsy
Sheridan roulait au pas le long du bâtiment anonyme abritant le centre commercial lorsqu’il vit l’enfant pousser les deux battants de la porte d’entrée sous l’enseigne au néon annonçant COUSINTOWN. Un petit garçon de cinq ans tout au plus. Sheridan lut sur son visage une expression qu’il savait maintenant reconnaître à coup sûr : le petit s’efforçait de retenir ses larmes mais n’y arriverait plus très longtemps.
Sheridan suspendit un instant le cours de ses pensées ; comme toujours, il ressentait une légère bouffée de dégoût de lui-même… Néanmoins, chaque fois qu’il enlevait un enfant, la sensation perdait un peu de son acuité. La première fois, il n’en avait pas dormi d’une semaine. Il n’arrêtait pas de penser au gros Turc huileux qui se faisait appeler Monsieur Sorcier et de se demander ce qu’il faisait de ces gosses.
« Ils font une petite croisière, monsieur Sheridan », lui avait dit le Turc, sauf que dans sa bouche cela donnait plutôt : Ouné pétite croisième, monsieur Shemidan. Le Turc avait souri. Et dans votre propre intérêt, vous feriez mieux de ne plus m’interroger à ce sujet, disait ce sourire – il le disait haut et fort, et sans le moindre accent.
Sheridan n’avait donc plus rien demandé, mais ça ne l’avait pas empêché de se poser des questions dans son coin. Il s’était torturé, il avait retourné l’affaire dans tous les sens en regrettant de ne pas pouvoir recommencer de zéro, changer le cours des événements et se détourner de la tentation. La deuxième fois, ça s’était presque aussi mal passé… La troisième un peu moins mal, et à partir de la quatrième il avait complètement cessé de se poser des questions sur cette fameuse crrroisièrrre et sur ce qui attendait ces petits gosses au bout du voyage.
Sheridan gara sa camionnette sur un des emplacements situés juste en face de l’entrée de la galerie marchande ; ceux-là étaient toujours libres, car réservés aux handicapés. Il avait des plaques d’immatriculation spéciales, de celles que les autorités délivraient aux invalides ; comme ça, il n’attirait pas l’attention des vigiles du centre commercial, et ces places de parking étaient vraiment bien pratiques.
Tu veux toujours faire comme si tu n’étais pas en chasse, mais un ou deux jours avant, tu piques toujours des plaques pour handicapés.
Mais tout ça, c’était des conneries ; il était dans le pétrin, et ce gosse pouvait l’en tirer.
Il descendit de voiture et se dirigea vers le gamin ; celui-ci regardait en tous sens, l’air de plus en plus paniqué. C’est bien ça, songea-t-il, cinq ans ; peut-être même six – drôlement maigrichon, voilà tout. Sous la lumière crue du néon qui traversait le vitrage des portes, il paraissait pâle et plutôt mal en point. Sheridan se dit qu’il était peut-être malade, après tout ; mais le plus probable, c’est qu’il était mort de peur. Sheridan n’avait pas de mal à reconnaître cette expression, parce qu’il l’avait vue bien des fois dans son miroir, depuis plus d’un an.
Il levait des yeux pleins d’espoir sur les passants, certains pénétrant dans le centre commercial tout impatients d’acheter, tandis que d’autres en sortaient chargés de sacs, l’air hébétés, presque drogués par ce qu’ils prenaient sans doute pour du contentement.
Le gosse, avec son jean et son T-shirt à l’effigie des Penguins de Pittsburgh, appelait au secours ; il demandait qu’on le remarque, qu’on voie qu’il avait un problème. Il attendait qu’on lui pose la bonne question – Tu as perdu ton papa, petit ? ferait très bien l’affaire ; il cherchait un ami.
Ne cherche plus, pensa Sheridan en s’approchant. Tu m’as trouvé, fiston – moi je vais être ton ami.
Il était presque arrivé à la hauteur du gosse quand il vit un des vigiles du centre remonter lentement la galerie, en direction des portes d’entrée. Il fouillait dans sa poche, sans doute à la recherche de son paquet de cigarettes. Il allait sortir, apercevoir le gamin, et ce serait la fin d’une affaire que Sheridan considérait déjà comme réglée.
Merde, se dit-il, mais il avait au moins évité qu’en sortant ce flic ne le surprenne en train de parler au gamin, ce qui aurait été bien pire.
Sheridan battit en retraite et se mit à fouiller dans ses poches avec ostentation, comme pour s’assurer qu’il avait toujours ses clés. Son regard passa rapidement du gosse au vigile et inversement. Le petit s’était mis à pleurer. Il ne braillait pas, non, pas encore, mais il versait de grosses larmes que le néon CENTRE COMMERCIAL DE COUSINTOWN teintait de reflets rouges à mesure qu’elles roulaient sur ses joues lisses.
La fille de l’accueil agita le bras pour attirer l’attention du flic et lui adressa la parole. Jolie, brune, dans les vingt-cinq ans ; lui avait les cheveux blond sable et une moustache. En le voyant poser ses coudes sur le comptoir et sourire à l’hôtesse, Sheridan trouva qu’ils faisaient très publicité pour cigarettes, comme celles qu’on trouve au dos des magazines. Pendant que lui, il était aux abois, ces deux-là taillaient une bavette. Voilà qu’elle le regardait en battant des cils, maintenant. Comme c’était mignon, tout ça !
Sheridan décida brusquement de courir le risque. La poitrine de l’enfant se soulevait rapidement ; dès qu’il se mettrait à hurler, quelqu’un le remarquerait. L’idée de passer à l’acte avec un flic à moins de vingt mètres ne l’enchantait pas vraiment ; mais s’il ne payait pas sous vingt-quatre heures ses dettes de jeu chez Mr Reggie, il pouvait s’attendre à voir débarquer chez lui une paire d’armoires à glace bien décidées à l’opérer des bras et à lui rajouter impromptu quelques coudes par-ci, par-là.
Il se dirigea vers le gosse, qui dut voir arriver un grand type en chemise tout ce qu’il y a de plus banal et en pantalon kaki, un type avec un visage ordinaire qui, au premier abord, avait l’air plutôt sympa. Sheri-dan se pencha sur le petit garçon, les mains posées sur les cuisses juste au-dessus des genoux, et le vit lever vers lui une frimousse pâle et terrorisée. Il avait des yeux vert émeraude dont la teinte était encore accentuée par les larmes.
« Tu as perdu ton papa, petit ? lui demanda-t-il gentiment.
– Non, mon Popsy, fit l’autre en s’essuyant les yeux.
Mon papa est pas là et… et je trouve plus mon Popsy ! »
Là-dessus le môme fondit en larmes, et une femme qui marchait vers la porte d’entrée leur jeta un regard vaguement intéressé.
« Tout va bien », lui dit Sheridan. La femme poursuivit son chemin. Il passa un bras réconfortant autour des épaules du petit et l’attira légèrement vers la droite… en direction de sa camionnette. Puis il lança un coup d’œil à l’intérieur du supermarché.
Le vigile avait à présent la tête penchée et complètement tournée vers la fille de l’accueil. Apparemment, il s’en passait de belles entre ces deux-là… ou du moins ça n’allait pas tarder. Sheridan se détendit. Au train où allaient les choses, on aurait pu braquer la banque de la galerie marchande que le garde n’y aurait vu que du feu. Il commença à se dire que c’était dans la poche.
« Je veux mon Popsy ! pleurnicha le gamin.
– Mais oui, bien sûr. T’inquiète pas, on va le trouver. »
Il le tira un peu plus vers la droite.
L’enfant leva vers lui un visage brusquement plein d’espoir.
« C’est vrai ? C’est vrai, monsieur ?
– Mais naturellement ! fit Sheridan avec un grand sourire. Trouver les Popsy perdus, on peut dire que c’est une spécialité chez moi.
– Ah bon ? » Le gosse réussit à lui faire un pauvre sourire, mais ses larmes coulaient toujours.
« Je t’assure. « Sheridan vérifia à nouveau que le garde (qui ne les aurait presque plus dans son champ de vision en admettant qu’il relève la tête) était toujours sous le charme. Rassuré, il demanda au petit : « Com-ment était-il habillé, ton Popsy, fiston ?
– Avec son costume. Il met presque toujours son costume. Je l’ai vu qu’une seule fois en jean. « Comme si Sheridan avait besoin de savoir tout ça.
« Je parie qu’il était noir, ce costume. »
Les yeux du gosse s’avivèrent et lancèrent des éclairs rouges sous la lumière du néon, comme si ses larmes s’étaient changées en sang.
« Vous l’avez vu alors ! Où ça ? » Oubliant ses larmes, il fit mine de retourner à toute allure vers la porte d’entrée, et Sheridan dut se retenir de lui mettre tout de suite le grappin dessus. Pas un bon plan, ça. Surtout pas de scène. Ne rien provoquer que des témoins puis-sent se rappeler par la suite. Avant tout, le faire grimper dans la camionnette. Elle avait du verre-miroir sur toutes les vitres, sauf le pare-brise ; même à une distance de quinze centimètres, pas moyen de voir quoi que ce soit à l’intérieur.
Il effleura le bras du petit. « C’est pas là-dedans que je l’ai vu, fiston, mais là-bas, tu vois ? »
Il indiqua l’autre bout du gigantesque parking, avec ses innombrables bataillons de voitures. Il y avait là une route et, plus loin, le double jambage jaune de l’enseigne McDonald’s.
« Mais voyons, qu’est-ce qu’il irait faire là-bas, Popsy ? demanda le garçonnet comme si soit Sheridan, soit Popsy – voire les deux – avait complètement perdu la tête.
– J’en sais rien, moi. « Il réfléchissait rapidement, les pensées s’enchaînant les unes aux autres à toute allure, comme un train express ; c’était toujours comme ça quand il fallait passer aux choses sérieuses, au stade où, faute de faire le nécessaire, on pouvait se planter dans les grandes largeurs. Popsy. Ni p’pa ni papa : Popsy. Le gosse avait rectifié lui-même. Sheridan décréta que ça voulait dire grand-papa. « Mais je suis presque sûr que c’était lui. Un gars plus tout jeune avec un costume noir. Des cheveux blancs… une cravate verte…
– Non, Popsy avait sa cravate bleue, coupa le gamin.
Il sait que c’est celle que je préfère.
– D’accord, elle était peut-être bleue, concéda Sheridan. Avec cet éclairage, on peut se tromper. Allez, monte dans la camionnette, je vais t’y amener.
– Mais vous êtes sûr que c’était Popsy ? Parce que je ne vois vraiment pas ce qu’il irait faire dans un endroit où on… »
Sheridan haussa les épaules. « Écoute, petit, si t’es sûr que c’était pas lui, t’as qu’à le chercher tout seul. T’arriveras peut-être à le retrouver, qui sait ? » Sur ces mots, il se remit brusquement en marche en direction de la camionnette.
Le môme ne mordait pas à l’hameçon. Sheridan fut tenté de rebrousser chemin et de retenter sa chance, mais tout ça n’avait déjà que trop duré – fallait se faire le plus discret possible quand on les abordait ; sinon, ses vingt ans de taule, on les avait bien cherchés. Valait peut-être mieux essayer un autre centre commercial. Celui de Scoterville, par exemple. Ou bien…
« Monsieur, monsieur, attendez ! » C’était le gosse. Il y avait de la panique dans sa voix. On entendit un martèlement sourd de baskets au pas de course.
« Attendez ! Je lui ai dit que j’avais soif, alors il a dû croire qu’il devait aller me chercher à boire. Attendez ! »
Sheridan se retourna, souriant. « Tu sais, j’allais pas te laisser tomber comme ça, fiston. »
Il le guida jusqu’à la camionnette, qui avait quatre ans et une carrosserie bleue du genre passe-partout. Puis il ouvrit la portière et sourit à nouveau au petit, qui le regarda d’un air méfiant, deux grands yeux verts noyés dans un petit visage tout pâle.
« Si vous voulez bien passer au salon », fit Sheridan.
Le gosse obtempéra ; il ne le savait pas mais, à partir du moment où la portière claqua, il appartenait corps et biens à Briggs Sheridan.
Il n’avait pas de problèmes avec les nanas ; quant à l’alcool, il pouvait s’arrêter quand il voulait. Non, son problème à lui, c’étaient les cartes – tous les jeux de cartes pourvu qu’on commence par y échanger ses biftons contre des jetons. Il avait perdu comme ça un boulot après l’autre, toutes ses cartes de crédit, et la maison que lui avait laissée sa mère. Il n’était jamais allé en prison, du moins pas encore, mais le jour où il avait eu pour la première fois des ennuis avec Mr Reggie, il s’était dit qu’en comparaison la prison était sûrement une partie de plaisir.
Ce soir-là, il avait un peu perdu la boule. Et découvert que finalement mieux valait perdre d’entrée de jeu. Parce que alors on se décourageait ; on rentrait chez soi regarder un moment les variétés à la télé, et puis on allait se coucher. Tandis que, quand on commençait par gagner un peu, on suivait. Et ce soir-là, Sheridan avait suivi ; pour se retrouver avec dix-sept mille dollars de dettes. Il avait eu peine à le croire ; il était rentré hébété, presque grisé par l’énormité de la somme. Sur le chemin du retour, au volant de sa voiture, il n’arrêtait pas de se dire que ce n’était pas sept cents, ni même sept mille, mais dix-sept mille dollars qu’il devait à Mr Reggie. Chaque fois qu’il s’efforçait d’y penser, il se mettait à pouffer de rire et montait le volume de l’autoradio.
Mais le lendemain soir, quand les deux gorilles – ceux qui lui feraient aux bras toutes sortes d’articulations nouvelles et intéressantes s’il ne payait pas – l’avaient introduit dans le bureau de Mr Reggie, là, il n’avait pas vraiment pouffé de rire.
« Je paierai, bégaya-t-il aussitôt. Écoutez, je paierai, pas de problème, donnez-moi deux-trois jours, une semaine maximum, deux à tout casser.
– Ta conversation m’ennuie, Sheridan, dit Mr Reggie.
– Mais je…
– Tais-toi. Si je te donne une semaine, je sais très bien ce que tu vas faire. Taper un ami de deux ou trois cents dollars, s’il te reste un ami à taper. Sinon, tu iras braquer un caviste… en admettant que tu en aies le cran. J’en doute, mais tout est possible. « Mr Reggie se pencha en avant, posa son menton sur ses mains et sourit. Il sentait l’eau de toilette Ted Lapidus. « Et si tu réussis à mettre la main sur deux cents dollars, tu vas en faire quoi ?
– Vous les donner », bafouilla de nouveau Sheridan.
Il en aurait mouillé son pantalon. « Vous les donner tout de suite !
– Tu parles ! Tu iras tout droit au champ de courses pour essayer de leur faire faire des petits. Ce que tu me donneras à la place, c’est un tas de prétextes bancals. Tu es dedans jusqu’au cou, l’ami. Et même bien plus haut que ça. »
Sheridan se mit à pleurer.
« Ces gars-là peuvent t’expédier à l’hôpital pour un bon bout de temps, reprit-il d’un ton pensif. Avec un tube dans chaque bras et un dans les trous de nez. »
Sheridan se mit à sangloter.
« Voilà tout ce que je peux faire pour toi, ajouta Mr Reggie en poussant vers lui une feuille de papier pliée en deux. Tu pourrais peut-être t’entendre avec ce type. Il se fait appeler Monsieur Sorcier, mais il ne vaut pas mieux que toi. Et maintenant, du vent. Mais sois sûr qu’on reviendra te chercher dans une semaine, et à ce moment-là j’aurai ton compte sur mon bureau.
Soit tu le soldes, soit j’envoie mes petits copains te bricoler un peu. Et comme dit l’autre, une fois lancés, ils en ont jamais assez. »
Sur le bout de papier était inscrit le vrai nom du Turc. Sheridan alla le trouver et s’entendit raconter l’histoire des gosses et des crrroisièrrres. Monsieur Sorcier lui cita par ailleurs un chiffre considérablement plus élevé que sa dette de jeu envers Mr Reggie. Et c’était là que Sheridan s’était mis à écumer les centres commerciaux.
Il quitta le parking principal du centre commercial de Cousintown, s’arrêta pour laisser passer les voitures, puis s’engagea dans l’accès au McDonald’s. Le gosse était assis à l’extrême bord du siège passager, les mains posées sur les genoux de son jean, les yeux désespérément aux aguets. Sheridan s’approcha du bâtiment, fit un grand écart pour éviter la voie qui le traversait de part en part et continua à rouler.
« Pourquoi vous passez par-derrière ? s’enquit le gamin.
– Il faut prendre l’autre entrée. T’affole pas, petit. Je crois bien l’avoir vu par là.
– C’est vrai ? Vraiment vrai ?
– J’en suis pratiquement sûr, oui. »
Une expression d’extrême soulagement envahit les traits du petit et, l’espace d’un instant, Sheridan eut pitié de lui – après tout, il n’était quand même pas un monstre, ni un obsédé, quoi ! Seulement, il devait un peu plus de fric à chaque fois, et ce salaud de Mr. Reggie n’avait strictement aucun scrupule à le mener tout droit à la corde. Cette fois-ci, ce n’était plus dix-sept mille, ni vingt mille, ni même vingt-cinq mille dollars qu’il devait. Non, cette fois c’était trente-cinq mille unités à trouver s’il ne voulait pas se faire rajouter quelques coudes supplémentaires d’ici au samedi suivant.
Il arrêta la camionnette derrière le bâtiment, près du compacteur d’ordures. Personne n’était venu s’y garer. Parfait. Il y avait une poche élastique dans la contre-porte, pour les cartes et autres objets du même genre. Sheridan y plongea la main gauche et en ressortit une paire de menottes en acier bleui dont les mâchoires étaient ouvertes.
« Pourquoi on s’arrête ici, monsieur ? » La nuance apeurée qui perçait dans sa voix n’était plus tout à fait la même qu’avant ; elle exprimait à présent : finalement, perdre mon Popsy dans la galerie marchande n’était peut-être pas ce qui pouvait m’arriver de pire.
« On ne s’arrête pas vraiment », répondit Sheridan avec désinvolture. À l’occasion de sa deuxième expédition similaire, il avait appris qu’on ne devait surtout pas sous-estimer les gosses, même ceux de six ans, quand ils avaient la trouille. Après lui avoir expédié un coup de pied dans les parties, le deuxième moutard avait bien failli se faire la malle. « Je viens de me rappeler que j’avais oublié mes lunettes en prenant le volant. Un truc comme ça, je peux y laisser mon permis. Elles sont dans cet étui, là, par terre. Elles ont glissé de ton côté. Tu me les passes, tu veux bien ? »
Le môme se pencha pour ramasser l’étui, qui était en réalité vide. Sheridan se courba à son tour et, d’un seul geste, net et sans bavure, referma une des menottes sur sa main libre. C’est alors que les ennuis commencèrent. Lui qui venait justement de se dire qu’on commettait une grave erreur en sous-estimant les gosses, même ceux de six ans !
Celui-ci se débattait comme un chat sauvage ; il se tortillait ! Une vraie anguille. Et avec ça, une force que Sheridan n’aurait jamais soupçonnée, vu son gabarit. L’enfant se mit à ruer et cogner. Puis il se jeta sur la portière, haletant, en poussant de drôles de petits cris d’oiseau. Il saisit la poignée et la portière s’ouvrit à la volée, mais le plafonnier ne s’alluma pas pour autant :
Sheridan l’avait cassé après cette fameuse deuxième expédition.
Il le rattrapa par le col de son T-shirt à l’emblème des Penguins et le ramena de force à l’intérieur. Puis il tenta d’accrocher l’autre menotte à la barre derrière le siège du passager, mais manqua son coup. Le gosse le mordit à la main, deux fois, et le sang jaillit. Bon Dieu, il avait des dents comme des lames de rasoir ! La douleur s’épanouit en profondeur et étendit un tentacule d’acier jusqu’en haut de son bras. Il lui donna un coup de poing sur la bouche, et le gosse s’affala contre le dossier, sonné ; le sang de Sheridan lui maculait les lèvres et le menton avant de dégouliner sur le col côtelé de son T-shirt. L’homme referma la seconde menotte autour de l’accoudoir, puis se laissa retomber dans son siège en suçant le dos de sa main droite.
Ça faisait vraiment très mal. Il écarta sa main de sa bouche et l’observa à la faible lueur du tableau de bord. Deux marques en creux, irrégulières et longues de deux à trois centimètres, qui partaient des jointures et remontaient vers le poignet. Le sang y formait deux maigres ruisselets. Toutefois, il ne ressentit pas le besoin de cogner à nouveau le gosse, et pas parce qu’il avait peur d’abîmer la marchandise du Turc, même si ce dernier l’avait bien prévenu, avec son accent chantant – et en faisant un peu trop d’histoires. La marchandise endommagée perd de sa valeur.
Non, il ne reprochait pas au petit de se défendre – il en aurait fait autant à sa place. Il allait devoir désinfecter la plaie le plus tôt possible, et peut-être même se faire vacciner – il avait lu quelque part que les morsures humaines étaient les plus dangereuses de toutes. Mais ça ne l’empêchait pas d’admirer le cran de ce môme.
Il enclencha la première et contourna le bâtiment de briques avant de passer sous la vitrine déserte du drive-in, puis de regagner la bretelle d’accès. Là, il prit à gauche. Le Turc avait une grande maison style ranch à Taluda Heights, à la périphérie de la ville. Il s’y rendrait par des chemins détournés, au cas où. Près de cinquante kilomètres. Entre trois quarts d’heure et une heure.
Il dépassa un panneau annonçant MERCI DE VOTRE VISITE AU SUPERBE CENTRE COMMERCIAL DE COUSIN-TOWN, prit une nouvelle fois à gauche et laissa sa camionnette monter progressivement jusqu’à soixante à l’heure, c’est-à-dire dans les limites de la vitesse autorisée. Puis il pêcha un mouchoir dans sa poche arrière, l’enroula autour de sa main droite et se concentra sur la lumière des phares, qui traçaient la piste des quarante mille dollars promis par le Turc.
« Vous allez le regretter », déclara le gamin.
Sheridan tourna la tête et lui jeta un regard impatient ; le gosse le tirait d’un rêve où il venait de marquer vingt points gagnants et où Mr Reggie rampait à ses pieds, suant comme un porc, en le suppliant d’arrêter s’il ne voulait pas le mettre complètement sur la paille.
Le petit s’était remis à pleurer, et ses larmes avaient toujours les mêmes reflets rouges. Sheridan se demanda pour la première fois s’il n’était pas malade… peut-être même anormal. Ça lui était complètement égal du moment que ce n’était pas contagieux et que Monsieur Sorcier le payait avant de s’en apercevoir.
« Quand mon Popsy vous retrouvera, vous allez le regretter, explicita le garçon.
– C’est ça », fit Sheridan. Il alluma une cigarette. Au bout d’un moment, il abandonna la nationale 28 et bifurqua sur une route à deux voies, goudronnée mais dépourvue de signalisation au sol. À leur gauche s’étendaient une vaste zone marécageuse et sur leur droite une forêt ininterrompue.
Le gamin tira sur ses menottes et laissa échapper un sanglot.
« Laisse tomber. Ça ne t’avancera à rien. »
Le gosse se remit quand même à tirer. Et cette fois-ci, son geste s’accompagna d’une sorte de grincement récalcitrant qui inquiéta Sheridan. Il tourna la tête et constata avec stupéfaction que la barre de métal qui flanquait le siège – une barre qu’il avait soudée lui-même ! – était toute tordue. Merde alors ! songea-t-il. Déjà qu’il a des dents en lames de rasoir, voilà qu’en plus il est fort comme un bœuf !
Il se gara sur l’accotement instable et lança :
« Arrête !
– Non ! »
Encore une fois, le gosse tira un coup sec et Sheridan vit la barre métallique plier un peu plus. Bon Dieu, mais comment un gosse pouvait-il faire un truc pareil ?
C’est la panique, se morigéna-t-il. C’est ça qui l’en rend capable.
Pourtant, aucun des autres n’avait réussi à faire ça, et dans l’ensemble ils étaient en meilleur état que ce môme.
Sheridan ouvrit la boîte à gants située au milieu du tableau de bord et en sortit une seringue hypodermique. C’était le Turc qui lui avait donné ça en lui recommandant de s’en servir seulement en cas de nécessité absolue. Les drogues, avait-il dit – enfin, les drrrogues – pouvaient endommager la marchandise.
« Tu vois ça ? »
Le môme opina.
« Tu veux que je m’en serve ? »
L’autre secoua la tête. Ses yeux écarquillés étaient pleins de terreur.
« Bravo. Tu es très malin. Ça te mettrait dans le cirage. « Un temps. Il n’avait pas tellement envie de lui annoncer la suite – merde, il était plutôt sympa comme type, quand il n’était pas le dos au mur – mais il le fallait. « Peut-être même que ça te tuerait. »
Le petit le regarda fixement, la lèvre tremblotante, le teint pâle comme de la cendre de papier journal.
« Si t’arrêtes de tirer sur la menotte, je range la seringue, O. K. ?
– O. K., murmura le gamin.
– Promis ?
– Oui. « Le petit fronça le nez, découvrant des dents blanches dont l’une était tachetée de sang. Le sang de Sheridan.
« Tu me le jures sur la tête de ta mère ?
– J’en ai pas.
– Merde », conclut Sheridan, dégoûté. Il redémarra et repartit, un peu plus vite maintenant, et pas seulement parce qu’il avait enfin quitté la grand-route. Ce morveux lui filait la chair de poule. Il n’avait qu’une envie, le remettre entre les mains du Turc, prendre son fric et disparaître.
« Vous savez, monsieur, mon Popsy est très fort.
– Ah oui ? » Sheridan songea : Tu parles ! Je parie qu’il est le seul vieux de la maison de retraite à pouvoir soulever tout seul son propre bandage herniaire.
« Il me retrouvera.
– Mais oui, mais oui.
– Il sent où je suis. Avec son nez. »
Sheridan voulait bien le croire. En tout cas, lui il le sentait, ce gosse. La peur avait une odeur, il l’avait appris au fil de ses expéditions successives ; mais celle que dégageait le môme, il avait du mal à y croire : un mélange de transpiration, de boue et d’acide à batterie en train de mijoter.
L’homme entrouvrit sa vitre. Sur la gauche, le marécage s’étendait à perte de vue. Le clair de lune morcelé en éclats argentés miroitait sur l’eau stagnante. « Mon Popsy peut voler dans les airs.
– Ouais, et je te parie qu’il vole encore mieux quand il s’est enfilé quelques bouteilles de gnôle.
– Mon Popsy, il…
– Tu la fermes un peu, fiston, d’accord ? »
L’enfant se tut.
Cinq ou six kilomètres plus loin, le marais s’élargit soit pour se transformer en vaste étang asséché. Sheridan tourna à gauche et s’engagea dans un chemin de terre battue. Encore sept kilomètres et il prendrait à droite, sur la départementale 41 ; de là ce serait tout droit jusqu’à Taluda Heights.
Il jeta un regard à l’étang, qui formait une grande étendue plate nappée d’argent sous le clair de lune… et brusquement la lune disparut. Masquée par quelque chose.
Un bruit se fit entendre au-dessus d’eux ; on aurait dit des draps claquant au vent sur une corde à linge.
« Popsy ! s’écria l’enfant.
– Boucle-la. Ce n’est qu’un oiseau. »
Pourtant, il n’était pas tranquille. Pas tranquille du tout. Il regarda le gosse et vit qu’il montrait de nouveau les dents. Des dents très blanches et très grosses.
Non… pas grosses. Ce n’était pas exactement ça. Plutôt très longues. Surtout les deux d’en haut, de chaque côté. Les… comment disait-on, déjà ? Les canines.
Subitement, il se remit à penser à toute allure, une pensée après l’autre, comme s’il avait pris des amphétamines.
Je lui ai dit que j’avais soif.
Qu’est-ce que Popsy irait faire dans un endroit où on
(mange ?, c’est ça qu’il allait dire, mange.)
Il me retrouvera. Il sent où je suis. Avec son nez. Mon Popsy peut voler.
Soif je lui ai dit que j’avais soif il est allé me chercher quelque chose à boire il est allé me chercher QUELQU’UN à boire il est allé…
Quelque chose se posa maladroitement sur le toit de la camionnette en produisant un choc sourd.
« Popsy ! » s’écria à nouveau le petit, presque délirant de joie. Et d’un seul coup, Sheridan ne vit plus la route – une formidable aile membraneuse où l’on voyait battre des veines recouvrait le pare-brise d’un bord à l’autre.
Mon Popsy peut voler.
Sheridan poussa un cri et écrasa la pédale de frein dans l’espoir de faire dégringoler la chose qui avait atterri à l’avant de son toit. À sa droite s’éleva de nouveau le même grincement de métal torturé, cette fois suivi d’un claquement sec. Un instant plus tard, les doigts du gosse se plantaient dans son visage et lui déchiraient la joue.
« Il m’a pris, Popsy ! piaillait le gamin de sa voix d’oiseau en levant la tête vers le toit. Il m’a pris, il m’a pris, le méchant monsieur m’a pris ! »
Ce n’est pas du tout ça, fiston, songea Sheridan, qui chercha à tâtons la seringue hypodermique et la trouva. Je ne suis pas un mauvais bougre, c’est juste que je me suis attiré des ennuis ; bon Dieu, dans d’autres circonstances, je pourrais être ton grand-père…
Mais au moment où la main de Popsy, qui était plus une serre qu’une main, brisait la vitre latérale et lui arrachait la seringue – emportant deux doigts par la même occasion –, il comprit que ce n’était pas vrai.
Popsy eut vite fait d’arracher à son cadre la portière tout entière, côté conducteur ; les charnières apparurent : deux bouts de métal luisant, désormais inutiles. L’homme vit une cape gonflée par le vent, une espèce de pendentif, une cravate – en effet, elle était bleue.
Popsy le projeta hors du véhicule en lui plantant profondément ses serres dans les épaules, où elles transpercèrent veste et chemise pour s’enfoncer dans sa chair. Les yeux verts de Popsy devinrent brusquement écarlates, comme des roses rouge sang.
« Nous étions simplement allés au centre commercial pour acheter à mon petit-fils quelques-unes de ces figurines qu’on voit à la télé », murmura Popsy. Son haleine évoquait un quartier de viande grouillant de mouches. « Tous les enfants veulent jouer avec. Vous auriez dû le laisser tranquille. Vous auriez dû nous laisser tranquilles. »
Sheridan se faisait à présent secouer comme une poupée de chiffon. Il poussa un hurlement aigu et fut secoué encore plus fort. Puis il entendit Popsy demander à son petit-fils d’un ton plein de sollicitude s’il avait toujours soif ; ce dernier répondit que oui, qu’il avait très soif, que le méchant monsieur lui avait fait peur et qu’il avait la gorge vraiment sèche. L’espace d’une seconde, Sheridan entrevit l’ongle du pouce de Popsy, juste avant qu’il disparaisse sous son propre menton. Un ongle irrégulier, épais et brutal. Qui lui trancha la gorge avant qu’il ait eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait. La dernière chose qu’il vit avant que sa vision s’obscurcisse définitivement, ce fut d’abord le gamin qui mettait ses mains en coupe pour recueillir le liquide – tout comme lui, Sheridan, pour boire au robinet de la cour quand il était petit – et enfin Popsy qui lui caressait les cheveux doucement, avec tout l’amour d’un aïeul.